Retrouvez l'interview de Eric Miternique, fondateur de L'Agence Pulse, sur la mode futuriste.
Un article de Charlotte Brunel pour Marie Claire - Publié le 31/12/2023 à 08:00
Plus que jamais, la science-fiction inspire designers et créatifs. Pas étonnant, dès lors, que les défilés soient imprégnés de ce futur dystopique qui fait écho aux bouleversements environnementaux et sociétaux de notre époque. Décryptage.
Dire qu'en mars dernier, les défilés automne-hiver 2023-2014 semblaient venir d'une autre planète est un euphémisme.
Bien sûr, la mode et ses créatures sont souvent considérées comme des ovnis par le commun des mortels. Parfois à juste titre.
Il suffit de guetter les créations de Fecal Matter, la marque d'Hannah Rose Dalton et Steven Raj Bhaskaran, qui forment le duo de designers-DJ le plus étrange du moment et dont l'esthétique alien glamour (crâne rasé, accessoires façon prothèses organiques) a séduit Rick Owens et Jean Paul Gaultier.
Mais cette saison, alors que nombre de scénarios de SF sont devenus réalité – réchauffement climatique, avènement de l'IA, boom du tourisme spatial... –, la mode s'aventure enfin dans le futur pour habiller des mondes meilleurs... ou dystopiques.
Quand la mode part à la conquête du futur
Ainsi chez Off-White, des divas chics expatriées sur une autre planète marchaient dans un décor de désert lunaire. Comme des Garçons revenait aux origines du monde – le big bang – pour remettre de l'ordre dans notre société.
Tandis que chez Coperni, les mannequins dansaient avec des robots chiens conçus par Boston Dynamics. Cet engouement pour la science-fiction, que l'écrivain Ray Bradbury définissait comme "l'art du possible", ne se limite pas aux podiums. Il foisonne tous azimuts. À commencer par le cinéma, son terrain de prédilection.
Après The Creator de Gareth Edwards, où les humains affrontent des forces nées de l'IA, Netflix dévoile ce mois-ci Rebel Moon de Zack Snyder), premier épisode d'une saga annoncée comme « le nouveau Star Wars ».
2024 ne sera pas en reste avec la suite très attendue de Dune de Denis Villeneuve et de Megalopolis, le projet fou d'anticipation de Francis Ford Coppola en gestation depuis quarante ans ! Même le Centre Pompidou-Metz lui a déroulé le tapis rouge l'hiver dernier avec "Les Portes du possible. Art & science-fiction".
L'exposition a attiré plus de 81 000 passionné·es par les questions que pose ce genre : environnement, migration, corps hybrides, intelligence artificielle...
Bien sûr, cette fascination n'est pas nouvelle."Dans la mode, l'esthétique rétro-futuriste est une thématique récurrente née dans les années 60, notamment avec Courrèges", explique Éric Miternique, spécialiste en prospective et analyses de tendances, fondateur de L'Agence Pulse.
À l'époque, l'homme foulait pour la première fois la Lune et ouvrait la voie aux rêves d'expansion. L'heure était aux utopies du Space Age et aux filles en Cosmocorps Cardin.
Aujourd'hui, la tendance est plutôt à la dystopie, ces récits de sociétés imaginaires et dangereuses. "Depuis 2008, nous traversons des périodes de crises : économique, écologique, sociale, énergétique, poursuit-il. Plus récemment, le Covid a fait naître un climat relativement anxiogène avec la crainte de nouvelles épidémies. Or les romans dystopiques comme 1984 de George Orwell et Le Meilleur des mondes possibles de Ray Bradbury ont toujours mis en exergue une vision angoissante de nos peurs, ce qui nous permet de les exorciser."
Pas étonnant donc que les créateurs de mode comme les scénaristes imaginent des futurs où il faudra se protéger pour survivre.
Le défilé printemps-été 2023 de Balenciaga en offrait un parfait exemple avec ses silhouettes post-apocalpytiques façon Mad Max marchant dans la boue et la pluie.
Mais quitte à survivre, autant le faire avec chic et confort. Cette saison, donc, on s'emmitoufle dans de longs manteaux d'aviateur (Mithridate) ou des doudounes aux volumes extravagants comme celles de la nouvelle coqueluche du duvet, Chen Peng.
On chausse ses lunettes futuristes et ses longs gants d'opéra pour résister aux agressions climatiques.
Déprimant ? Non, réjouissant ! Car c'est aussi la preuve que la mode se confronte à son avenir (aussi sombre soit-il) et se modernise.
"Des années 20 aux années 2000, toutes les décennies ont servi d'inspiration aux créateurs, analyse Éric Miternique. Ce qui crée un sentiment de "déjà-vu", avec la sensation que les marques ne se renouvellent pas assez".
Aux frontières de la science
D'autant que les progrès ouvrent une voie royale à la mode et à de nouveaux marchés comme celui du tourisme spatial, en plein essor. Ainsi après Under Armour qui a conçu une combinaison pour Virgin Galactic, Prada vient d'annoncer un partenariat avec Axiom Space, le spécialiste des vols spatiaux commerciaux.
La griffe italienne réalisera les combinaisons pour les astronautes de la Nasa qui aluniront en 2025, avec la première femme à aller sur la Lune.
Pour l'heure, les marques jettent leur dévolu sur l'esthétique digitale du métavers et du gamin. C'est le cas notamment du créateur chinois Kay Kwok, dont chaque collection s'inspire d'un avatar (une petite fille nommée LALA cette saison).
"Elle vit cinq cents mètres sous terre, a un robot dragon pour ami et est attaquée par un monstre, confiait-il, à Londres, après son défilé. En 2100, les humains sont déjà partis dans l'espace mais cet avatar s'est perdu sur la Terre. J'aime penser ces histoires de trans-humanisme et comment tout cela finira. »
Fan du créateur, Beyoncé a porté l'une de ses pièces – une structure en chrome avec des bras qui enserrent le buste – lors de son Renaissance Tour.
Kay Kwok utilise aussi des avatars pour essayer digitalement ses collections et même ChatGPT pour rédiger les textes destinés à la presse... En effet, ces IA jouent un rôle de plus en plus important dans la mode : Intelistyle, AiDA, Amazon, Levi Strauss ont récemment développé des produits "dessinés" par des robots.
Sans oublier l'aide de l'impression 3D qui permet de concevoir les formes les plus avant-gardistes à moindre coût. On pense bien sûr à la robe Foliage d'Iris van Herpen, pionnière en la technologie, actuellement à l'honneur au MAD à Paris.
Et que dire des matières ovni tombées du ciel, tels ces bouts de corps célestes qui ornent le sac Meteorite Swipe de Coperni vendu au prix stratosphérique de 40 000 euros ? Ou encore des nouveaux textiles intelligents et connectés comme le tissu photochronique développé cette saison par Anrealage, qui change de couleur en fonction de la lumière ?
Gadget ? Non. Car se projeter dans le monde de demain, c'est aussi bousculer les normes d'aujourd'hui.
Celles du beau comme chez Rick Owens, qui fait défiler des mannequins au crâne chauve et aux yeux d'aliens et s'inspire de la résilience des combattantes ukrainiennes pour penser une mode plus digne et plus sobre.
Celles du genre aussi : la SF n'a-t-elle pas toujours défendu, avant l'heure une mode gender fluid ? Et bien sûr du vivre ensemble à l'instar de l'afro-futurisme, ce mouvement de SF né dans la communauté afro-américaine des années 90, qui combattait les préjugés raciaux.
Un courant remis au goût du jour par de nombreux artistes : Beyoncé, le film Black Panther ou encore Ibrahim Kamara, le nouveau D.A. d'Off-White.
Politique, la SF ? Certainement. Car comme l'explique Alexandra Müller, commissaire de l'exposition "Les Portes du possible. Art & Science-Fiction" : « En tant qu'êtres doués d'imagination, nous ne sommes pas condamnés à rester sur une voie déjà tracée. Nous pouvons (...) redéfinir notre relation à l'environnement, dépasser un capitalisme sans borne, réécrire l'histoire, etc.
La force de nos imaginations est un outil capable de réorienter nos futurs. » Un message d'espoir contre les adeptes de la dystopie. Reste à la mode la mission délicate d'habiller cet avenir en tirant les leçons du passé.
Article de Charlotte Brunel - Marie Claire - Publié le 31/12/2023 à 08:00
Commentaires